En septembre 2015,
j’ai participé à une journée d’étude intitulée « Utiliser
l’histoire : regards croisés sur la discipline historique » à
l’Université Paris VII. Ma communication portait sur L’approche symétrique en histoire des sciences : comment ne
pas utiliser l’histoire ? J’ai
soumis cette communication pour la publication des actes dans la revue XXX mais celle-ci a été refusée. Les
deux reviewers français ont été très critiques vis-à-vis de mon texte et
l’analyse de ces critiques méritent le détour. En effet, elles sont assez
exemplaires des difficultés que je rencontre pour publier mes travaux
historiques en français, alors que je parviens à les publier dans des revues
anglophones de haut niveau (History of
Psychology, History of Psychiatry,
etc.). Mon travail historique est loin d’être parfait et il y a toujours à
apprendre des retours de mes pairs. C’est pourquoi j’inscris ce commentaire
dans un dialogue avec ceux qui souhaitent entrer dans le vif du débat.
Charles Richet
Le reviewer 1 se
moque de mon propos sur l’importance de l’approche symétrique en sociologie des
sciences comme moyen de résoudre les habituels biais rétrospectifs dans
l’analyse des parasciences. Je donne des exemples qui sont également tournés en
dérision : « l’auteur de cet article ne juge de
la qualité des ouvrages d’histoire de la psychologie plus ou moins récents
qu’il cite qu’à l’aune de l’hommage rendu à Charles Richet par leurs
auteurs ». C’est pourtant un très bon exemple car la plupart des
livres d’histoire de la psychologie ou les manuels de la psychologie soit ne
citent pas Richet, soit ne le citent que pour marginaliser son approche
métapsychique, soit attribuent certains de ses travaux à d’autres (comme je le
détaille dans l’article en prenant des exemples anciens et récents, ce qui me
sera reproché comme étant une confusion des genres). L’opinion commune est bien
résumée par le reviewer 1 :
« Certes, Charles Richet s’est intéressé à la psychologie, mais il
n’a pas construit une œuvre au même titre que Ribot, Janet, Binet etc. On
retient de lui, et à juste titre, les travaux de physiologie qui lui ont valu
le prix Nobel. C’était un personnage à multiples facettes, il a aussi
grandement contribué au développement de l’aéronautique, il était écrivain et
il est reconnu comme un grand homme par ceux qui s’intéressent à la
parapsychologie. Cela n’implique pas qu’on ne parle pas de lui dans les
ouvrages d’histoire de la psychologie, mais il faudrait d’autres arguments que
ceux avancés dans l’article pour admettre qu’il devrait y occuper une place
importante. »
J’ai justement un article en révision dans History of Psychology qui retrace les
contributions de Richet à la psychologie. Ses articles et ouvrages des années
1880 et 1890 furent influents. La réhabilitation du somnamublisme provoqué
(hypnose) (Estingoy, 2005) et l’introduction des statistiques en sciences humaines
(Hacking, 1988) furent deux de ses faits d’armes. Il a eu un rôle majeur dans
l’institutionnalisation de la psychologie. Même s’il est difficile de parler « d’œuvre »,
son étude de la psychologie physiologique se prolongea dans celle de la
métapsychique, qu’il considérait comme une branche avancée de la physiologie.
Quoi qu’il en soit, ces arguments, donnés dans l’article, suffisent à
s’interroger sur le peu de considération apportée au Richet psychologue.
Le reviewer 1 me reproche de n’avoir pas cité Charles Richet (1850-1935). L’exercice de la
curiosité (Jérôme van Wijland, dir., Presses universitaires de Rennes, octobre
2015, c’est-à-dire paru après la conférence dont je tire ce texte) et
particulièrement le chapitre de Carroy sur « Charles Richet au seuil du
mystère ». C’est une erreur facilement correctible. Je connais bien
évidemment cet ouvrage que je cite dans plusieurs de mes autres travaux, mais
attirer mon attention sur le chapitre de Carroy laisse supposer que ce n’est
pas ma méconnaissance de sa psychologie qu’on me reproche. En effet, c’est la
contribution d’Estingoy dans le même ouvrage qui retrace au mieux ses
contributions dans ce domaine. Celle de Carroy n’est qu’une version autorisée
de ce qu’il faut penser de la métapsychique de Richet, basée principalement sur
les ouvrages de fiction qu’il a pu écrire sur des thématiques
paranormales ! Carroy a traité brillamment des écrits littéraires de
Richet, mais parfois – comme ici – en collapsant totalement ces fictions avec
ses idées scientifiques, malgré les nombreux démentis de l’intéressé. Elle
synthétise très rapidement le parcours de Richet en soulignant l’échec de sa
métapsychique savante et sa fuite vers le roman spirite… sans analyser
précisément le détail des controverses scientifiques. C’est l’histoire
culturelle qui prend le pas sur l’histoire des sciences, comme si la
métapsychie étant nécessairement un échec scientifique, son explication
relevait uniquement de données socio-culturelles (les croyances et aspirations
personnelles de ses protagonistes), ce que dénonce justement l’approche
symétrique des sciences.
Le reviewer 2 me renvoie aussi vers Carroy dont je devrais
consulter « plus
attentivement les travaux récents » qui montre bien que l’œuvre
psychologique de Richet n’a pas été minimisée et dévalorisée. D’une part, cette
condescendance n’a pas lieu d’être : je connais très bien ses travaux et
j’ai déjà eu plusieurs opportunités d’échanger directement avec elle. Carroy a beaucoup
contribué à faire connaître Richet, mais cela reste une exception au regard de
la littérature en psychologie. D’autre part, il arrive parfois que Carroy
elle-même fasse preuve d’une certaine suffisance sur cette question. Un exemple
suffira : dans leur Histoire de la
psychologie en France, Carroy, Plas et Ohayon (2006) ne font quasiment
aucune place à la parapsychologie ou à Richet. Tout au plus commentent-elles la
juxtaposition de son œuvre littéraire sous pseudonyme avec celle de son œuvre
scientifique. Elles affirment d’ailleurs que sa psychologie romancée est
« beaucoup plus complexe » (p. 57) que celle qu’il développe dans ses
travaux scientifiques, sans analyser aucun de ses travaux sur toute la gamme
des facultés humaines. Ai-je tort de trouver cela insuffisant ?
Henri Piéron
Le reviewer 1 concède que la parapsychologie a bien été
partie prenante de la psychologie naissante, et que les premiers historiens de
la discipline – souvent des psychologues eux-mêmes – ont présenté une
historiographie biaisée pour démarquer rétrospectivement psychologie et
parapsychologie. Mon article est donc bien dans la thématique de
« l’utilisation de l’histoire ». Mais plus je donne des exemples
précis de ces biais, et plus mon propos passe pour inacceptable : « la démonstration prend le
tour d’un plaidoyer pro domo, en
faveur de la métapsychie ou de la parapsychologie dont l’auteur est
manifestement un partisan convaincu, sans qu’il y ait autre chose dans
l’article que des affirmations tendancieuses voire insultantes pour étayer le
propos ».
Quelles affirmations tendancieuses ? J’affirme par
exemple que Piéron sélectionnait « les recherches ayant obtenu des
résultats négatifs » et analysait les « travaux positifs » de
façon « superficielle et satirique ». Puisque mon propos dans cet
article était synthétique, j’ai renvoyé vers mon chapitre :
Evrard, R., Gumpper, S. (2016). Le garde-frontière
de la psychologie : Henri Piéron et la métapsychie. In : L.
Gutierrez, J. Martin & R. Ouvriez-Bonnaz (dir.), Henri Piéron
(1881-1964). Psychologie, orientation et éducation (pp. 75-88). Paris :
Octares.
Mais la démonstration est simple : L’Année psychologique dirigée par Piéron aura une rubrique Métapsychie de 1913 à 1942 (23 numéros)
avec un total de 133 travaux recensés (83 par Piéron lui-même). Il y a donc une
portion très congrue des recherches développées à l’époque et publiées dans le Journal of the Society for Psychical
Research, l’American Journal of the
Society for Psychical Research, Psychical
Research, The Journal of
Parapsychology, Les Annales des
sciences psychiques, le Zeitschrift
für Parapsychologie, etc. Quand on prend la peine de regarder dans le
détail les recensions et de les comparer avec les nombreux travaux publiés aux
mêmes époques, l’effet de sélection avec biais négatif est absolument évident.
D’ailleurs, le reviewer 2 rappelle que Piéron était un
habitué de ce mode de sélection, qu’il appliquait également aux travaux en
psychologie (je cite à l’appui : Martin, 2016). Toutefois, il se saisit de
cette donnée pour me tourner en ridicule en affirmant que cela montre bien que
Piéron n’était pas « asymétrique » dans son approche. C’est
absurde : je critique le manque de symétrie des historiens, pas des
chercheurs eux-mêmes qui, dans leur contexte professionnel et scientifique ont
de nombreuses raisons de privilégier certains processus légitimants de
démarcation. De plus, si on compare précisément la façon de faire de Piéron
vis-à-vis de la psychologie et vis-à-vis de la parapsychologie, on constate
facilement que Piéron attire l’attention sur les travaux de psychologie qu’il
trouve de qualité ou qui confortent ses propres idées, ce qui vient équilibrer
son approche. Alors qu’il fait extrêmement rarement de même pour la
parapsychologie / métapsychie, où il commente dans une rhétorique éculée des
recherches ayant obtenu des résultats négatifs, des cas de fraude ou de
phénomènes faussement interprétés comme paranormal, comme si cela reflétait
véritablement la littérature de l’époque (ce qui n’était pas le cas !).
Son approche en matière de métapsychie tient donc davantage du détournement
d’attention.
Pierre Janet
Les reviewer 1 et 2 me font ensuite des reproches concernant
ma courte partie sur Pierre Janet. Encore une fois, je synthétise des travaux
parus ailleurs :
Evrard, R., Pratte,
E.A., Cardeña, E. (2018). Pierre Janet and the enchanted boundary of psychical research. History of Psychology, 21(2), 100-125.
Le reviewer 1 fait notamment cette critique :
« l’auteur affirme qu’il a cherché à comprendre pourquoi Janet
avait abandonné ses recherches alors qu’il venait (selon lui) de réussir un
test d’hypnose à distance, sans dire ce qu’il a trouvé et sans donner la source
du « témoignage » de la petite fille de Janet. Or, contrairement aux
affirmations de l’auteur, Janet s’est expliqué là-dessus : il s’est aperçu
que son « sujet » (Léonie) avait un long passé de somnambule lucide
et n’était pas un sujet « naïf », comme il le croyait. »
Critique appuyée également par le reviewer 2 :
« Quant à
Janet, il s’est expliqué sur la raison qui l’ont conduit à abandonner ses
recherches sur l’hypnose à distance lorsqu’il se rendit compte que Léonie,
avait déjà été magnétisée, et n’était pas un sujet naïf. On pourrait relever
plusieurs erreurs historiques dans les exemples auxquels il recourt pour étayer
sa thèse. »
J’aurais facilement pu ajouter une note concernant cette
communication personnelle du 11 janvier 2013 par Noëlle Janet (lors d’une de
mes conférences à Paris sur Pierre Janet). Mais le plus sidérant est la façon
dans les remarques des reviewers reproduisent les erreurs et les biais que
j’analyse. L’incise « selon lui » ne permet pas de savoir si c’est
l’auteur (c’est-à-dire moi) ou Janet qui affirme que son expérience d’hypnose à
distance était un succès. La réponse est claire : c’est Janet qui publie
ses résultats et note « échec » ou « succès » en face de
ses tentatives. L’ambiguïté méritait d’être levée.
Ensuite, Janet a effectivement proposé des explications de
son désintérêt pour ces expérimentations. Mais le recul de l’historien consiste
à vérifier la valeur de ces justifications utilisées, à leur époque, par des
protagonistes, et non de les prendre pour argent comptant. Or, d’une part, les
antécédents magnétiques de Léonie n’expliquent en rien l’intérêt ou le
désintérêt de Janet pour ses prouesses d’hypnose à distance ; et, d’autre
part, Janet était très tôt au courant de ces antécédents, et n’a pas été
surpris dans l’après-coup (en 1888, soit après avoir mis fin à ses
expériences). En effet, il signale son passé magnétique dès sa deuxième
communication sur le sujet (25 mai 1886) et Myers avait publié le détail de ce
passé magnétique fin 1886 en affirmant s’appuyer sur les notes transmises par
Janet ! De sorte que les reviewers se contentent d’une fausse excuse
rassurante plutôt que d’encourager un travail historique rigoureux. Tout cela
en affirmant d’une façon extrêmement légère qu’il y a plusieurs erreurs
historiques dans mes travaux !!
Autre critique fait par le reviewer 1 concernant
Janet et qui implique que je connais pas bien l’historiographie
contemporaine : « De
même il n’est pas vrai que "son rôle à la direction de l’Institut général
psychologique n’a été clarifié que récemment par un historien
Nord-Américain" (p. 8). L’ouvrage en question est paru en 2010 mais
l’information se trouve déjà dans l’ouvrage de Régine Plas (2000) cité dans
l’article. » La thèse de Matthew Brady Brower (préfacier de mon
livre, La légende de l’esprit) fut
achevée en 2005. Plas a donc clairement une préséance. Toutefois, les quelques
pages (pp. 147-149) consacrées par Plas à la naissance et l’organisation de
l’Institut général psychologique sont sans commune mesure avec le chapitre (pp.
45-74) détaillé du livre de Brower. En substance, ils disent les mêmes
choses : Janet a utilisé sa position au sein de cet institut pour
détourner les subventions destinées aux recherches psychiques vers des
recherches psychologiques. Bref, du chipotage académique à visée de
disqualification.
Conclusions
Conclusion du reviewer 1 : « En résumé, l’article (qui malheureusement illustre
son titre) est insuffisamment documenté et les quelques informations données
sont approximatives ou inexactes. Et son ton polémique voire militant n’en fait
pas un article universitaire mais un manifeste (…) » N’est-ce pas
exagéré de réduire toutes les informations que je donne à des données
approximatives, inexactes et insuffisamment documentées (malgré les 34
références en biblio, pour un article court de 8 pages) ? Alors même que le
reviewer ne peut s’attribuer qu’à lui-même l’approximation et l’inexactitude
repérées ?
Conclusion du reviewer 2 : « En conclusion, il aurait été fort souhaitable que l’auteur applique à son
propos le principe méthodologique qu’il valorise, et n’utilise pas l’histoire,
pour défendre un auteur (Charles Richet, tout à fait respectable, mais qui n’a
pas la place éminente en tant que psychologue qu’il lui octroie) et une cause,
et donner des leçons de bonne conduite aux historiens de la psychologie. »
Je ne
suis pas partisan de la respectabilité de Richet (notamment du fait de son
eugénisme) mais intrigué par la place que le lui laisse l’histoire, après avoir
exploré les processus qui amènent aujourd’hui à en donner une vision biaisée.
Le reviewer 2 me reproche « une posture de surplomb un brin méprisante »
puisque je pointe les erreurs et approximations des autres historiens (et donc
aussi des reviewers !). Je ne crois pas avoir du mépris pour qui que ce
soit, simplement nous sommes tous embarqués dans un processus auto-correcteur
et nous devons donc tous accueillir les critiques fondées et constructives. C’est
pourquoi, malheureusement, je vais devoir continuer à soumettre mes travaux à
des revues anglophones à facteur impact élevé…