mardi 22 mai 2018

Utiliser ou ne pas utiliser l'histoire ?



En septembre 2015, j’ai participé à une journée d’étude intitulée « Utiliser l’histoire : regards croisés sur la discipline historique » à l’Université Paris VII. Ma communication portait sur L’approche symétrique en histoire des sciences : comment ne pas utiliser l’histoire ? J’ai soumis cette communication pour la publication des actes dans la revue XXX mais celle-ci a été refusée. Les deux reviewers français ont été très critiques vis-à-vis de mon texte et l’analyse de ces critiques méritent le détour. En effet, elles sont assez exemplaires des difficultés que je rencontre pour publier mes travaux historiques en français, alors que je parviens à les publier dans des revues anglophones de haut niveau (History of Psychology, History of Psychiatry, etc.). Mon travail historique est loin d’être parfait et il y a toujours à apprendre des retours de mes pairs. C’est pourquoi j’inscris ce commentaire dans un dialogue avec ceux qui souhaitent entrer dans le vif du débat.

Charles Richet

Le reviewer 1 se moque de mon propos sur l’importance de l’approche symétrique en sociologie des sciences comme moyen de résoudre les habituels biais rétrospectifs dans l’analyse des parasciences. Je donne des exemples qui sont également tournés en dérision : « l’auteur de cet article ne juge de la qualité des ouvrages d’histoire de la psychologie plus ou moins récents qu’il cite qu’à l’aune de l’hommage rendu à Charles Richet par leurs auteurs ». C’est pourtant un très bon exemple car la plupart des livres d’histoire de la psychologie ou les manuels de la psychologie soit ne citent pas Richet, soit ne le citent que pour marginaliser son approche métapsychique, soit attribuent certains de ses travaux à d’autres (comme je le détaille dans l’article en prenant des exemples anciens et récents, ce qui me sera reproché comme étant une confusion des genres). L’opinion commune est bien résumée par le reviewer 1 :
« Certes, Charles Richet s’est intéressé à la psychologie, mais il n’a pas construit une œuvre au même titre que Ribot, Janet, Binet etc. On retient de lui, et à juste titre, les travaux de physiologie qui lui ont valu le prix Nobel. C’était un personnage à multiples facettes, il a aussi grandement contribué au développement de l’aéronautique, il était écrivain et il est reconnu comme un grand homme par ceux qui s’intéressent à la parapsychologie. Cela n’implique pas qu’on ne parle pas de lui dans les ouvrages d’histoire de la psychologie, mais il faudrait d’autres arguments que ceux avancés dans l’article pour admettre qu’il devrait y occuper une place importante. »
J’ai justement un article en révision dans History of Psychology qui retrace les contributions de Richet à la psychologie. Ses articles et ouvrages des années 1880 et 1890 furent influents. La réhabilitation du somnamublisme provoqué (hypnose) (Estingoy, 2005) et l’introduction des statistiques en sciences humaines (Hacking, 1988) furent deux de ses faits d’armes. Il a eu un rôle majeur dans l’institutionnalisation de la psychologie. Même s’il est difficile de parler « d’œuvre », son étude de la psychologie physiologique se prolongea dans celle de la métapsychique, qu’il considérait comme une branche avancée de la physiologie. Quoi qu’il en soit, ces arguments, donnés dans l’article, suffisent à s’interroger sur le peu de considération apportée au Richet psychologue.
Le reviewer 1 me reproche de n’avoir pas cité Charles Richet (1850-1935). L’exercice de la curiosité (Jérôme van Wijland, dir., Presses universitaires de Rennes, octobre 2015, c’est-à-dire paru après la conférence dont je tire ce texte) et particulièrement le chapitre de Carroy sur « Charles Richet au seuil du mystère ». C’est une erreur facilement correctible. Je connais bien évidemment cet ouvrage que je cite dans plusieurs de mes autres travaux, mais attirer mon attention sur le chapitre de Carroy laisse supposer que ce n’est pas ma méconnaissance de sa psychologie qu’on me reproche. En effet, c’est la contribution d’Estingoy dans le même ouvrage qui retrace au mieux ses contributions dans ce domaine. Celle de Carroy n’est qu’une version autorisée de ce qu’il faut penser de la métapsychique de Richet, basée principalement sur les ouvrages de fiction qu’il a pu écrire sur des thématiques paranormales ! Carroy a traité brillamment des écrits littéraires de Richet, mais parfois – comme ici – en collapsant totalement ces fictions avec ses idées scientifiques, malgré les nombreux démentis de l’intéressé. Elle synthétise très rapidement le parcours de Richet en soulignant l’échec de sa métapsychique savante et sa fuite vers le roman spirite… sans analyser précisément le détail des controverses scientifiques. C’est l’histoire culturelle qui prend le pas sur l’histoire des sciences, comme si la métapsychie étant nécessairement un échec scientifique, son explication relevait uniquement de données socio-culturelles (les croyances et aspirations personnelles de ses protagonistes), ce que dénonce justement l’approche symétrique des sciences.
Le reviewer 2 me renvoie aussi vers Carroy dont je devrais consulter « plus attentivement les travaux récents » qui montre bien que l’œuvre psychologique de Richet n’a pas été minimisée et dévalorisée. D’une part, cette condescendance n’a pas lieu d’être : je connais très bien ses travaux et j’ai déjà eu plusieurs opportunités d’échanger directement avec elle. Carroy a beaucoup contribué à faire connaître Richet, mais cela reste une exception au regard de la littérature en psychologie. D’autre part, il arrive parfois que Carroy elle-même fasse preuve d’une certaine suffisance sur cette question. Un exemple suffira : dans leur Histoire de la psychologie en France, Carroy, Plas et Ohayon (2006) ne font quasiment aucune place à la parapsychologie ou à Richet. Tout au plus commentent-elles la juxtaposition de son œuvre littéraire sous pseudonyme avec celle de son œuvre scientifique. Elles affirment d’ailleurs que sa psychologie romancée est « beaucoup plus complexe » (p. 57) que celle qu’il développe dans ses travaux scientifiques, sans analyser aucun de ses travaux sur toute la gamme des facultés humaines. Ai-je tort de trouver cela insuffisant ?

Henri Piéron

Le reviewer 1 concède que la parapsychologie a bien été partie prenante de la psychologie naissante, et que les premiers historiens de la discipline – souvent des psychologues eux-mêmes – ont présenté une historiographie biaisée pour démarquer rétrospectivement psychologie et parapsychologie. Mon article est donc bien dans la thématique de « l’utilisation de l’histoire ». Mais plus je donne des exemples précis de ces biais, et plus mon propos passe pour inacceptable : « la démonstration prend le tour d’un plaidoyer pro domo, en faveur de la métapsychie ou de la parapsychologie dont l’auteur est manifestement un partisan convaincu, sans qu’il y ait autre chose dans l’article que des affirmations tendancieuses voire insultantes pour étayer le propos ».
Quelles affirmations tendancieuses ? J’affirme par exemple que Piéron sélectionnait « les recherches ayant obtenu des résultats négatifs » et analysait les « travaux positifs » de façon « superficielle et satirique ». Puisque mon propos dans cet article était synthétique, j’ai renvoyé vers mon chapitre :
Evrard, R., Gumpper, S. (2016). Le garde-frontière de la psychologie : Henri Piéron et la métapsychie. In : L. Gutierrez, J. Martin & R. Ouvriez-Bonnaz (dir.), Henri Piéron (1881-1964). Psychologie, orientation et éducation (pp. 75-88). Paris : Octares.
Mais la démonstration est simple : L’Année psychologique dirigée par Piéron aura une rubrique Métapsychie de 1913 à 1942 (23 numéros) avec un total de 133 travaux recensés (83 par Piéron lui-même). Il y a donc une portion très congrue des recherches développées à l’époque et publiées dans le Journal of the Society for Psychical Research, l’American Journal of the Society for Psychical Research, Psychical Research, The Journal of Parapsychology, Les Annales des sciences psychiques, le Zeitschrift für Parapsychologie, etc. Quand on prend la peine de regarder dans le détail les recensions et de les comparer avec les nombreux travaux publiés aux mêmes époques, l’effet de sélection avec biais négatif est absolument évident.
D’ailleurs, le reviewer 2 rappelle que Piéron était un habitué de ce mode de sélection, qu’il appliquait également aux travaux en psychologie (je cite à l’appui : Martin, 2016). Toutefois, il se saisit de cette donnée pour me tourner en ridicule en affirmant que cela montre bien que Piéron n’était pas « asymétrique » dans son approche. C’est absurde : je critique le manque de symétrie des historiens, pas des chercheurs eux-mêmes qui, dans leur contexte professionnel et scientifique ont de nombreuses raisons de privilégier certains processus légitimants de démarcation. De plus, si on compare précisément la façon de faire de Piéron vis-à-vis de la psychologie et vis-à-vis de la parapsychologie, on constate facilement que Piéron attire l’attention sur les travaux de psychologie qu’il trouve de qualité ou qui confortent ses propres idées, ce qui vient équilibrer son approche. Alors qu’il fait extrêmement rarement de même pour la parapsychologie / métapsychie, où il commente dans une rhétorique éculée des recherches ayant obtenu des résultats négatifs, des cas de fraude ou de phénomènes faussement interprétés comme paranormal, comme si cela reflétait véritablement la littérature de l’époque (ce qui n’était pas le cas !). Son approche en matière de métapsychie tient donc davantage du détournement d’attention.

Pierre Janet

Les reviewer 1 et 2 me font ensuite des reproches concernant ma courte partie sur Pierre Janet. Encore une fois, je synthétise des travaux parus ailleurs :
Evrard, R., Pratte, E.A., Cardeña, E. (2018). Pierre Janet and the enchanted boundary of psychical research. History of Psychology, 21(2), 100-125.
Le reviewer 1 fait notamment cette critique :
« l’auteur affirme qu’il a cherché à comprendre pourquoi Janet avait abandonné ses recherches alors qu’il venait (selon lui) de réussir un test d’hypnose à distance, sans dire ce qu’il a trouvé et sans donner la source du « témoignage » de la petite fille de Janet. Or, contrairement aux affirmations de l’auteur, Janet s’est expliqué là-dessus : il s’est aperçu que son « sujet » (Léonie) avait un long passé de somnambule lucide et n’était pas un sujet « naïf », comme il le croyait. »
Critique appuyée également par le reviewer 2 :
« Quant à Janet, il s’est expliqué sur la raison qui l’ont conduit à abandonner ses recherches sur l’hypnose à distance lorsqu’il se rendit compte que Léonie, avait déjà été magnétisée, et n’était pas un sujet naïf. On pourrait relever plusieurs erreurs historiques dans les exemples auxquels il recourt pour étayer sa thèse. »
J’aurais facilement pu ajouter une note concernant cette communication personnelle du 11 janvier 2013 par Noëlle Janet (lors d’une de mes conférences à Paris sur Pierre Janet). Mais le plus sidérant est la façon dans les remarques des reviewers reproduisent les erreurs et les biais que j’analyse. L’incise « selon lui » ne permet pas de savoir si c’est l’auteur (c’est-à-dire moi) ou Janet qui affirme que son expérience d’hypnose à distance était un succès. La réponse est claire : c’est Janet qui publie ses résultats et note « échec » ou « succès » en face de ses tentatives. L’ambiguïté méritait d’être levée.
Ensuite, Janet a effectivement proposé des explications de son désintérêt pour ces expérimentations. Mais le recul de l’historien consiste à vérifier la valeur de ces justifications utilisées, à leur époque, par des protagonistes, et non de les prendre pour argent comptant. Or, d’une part, les antécédents magnétiques de Léonie n’expliquent en rien l’intérêt ou le désintérêt de Janet pour ses prouesses d’hypnose à distance ; et, d’autre part, Janet était très tôt au courant de ces antécédents, et n’a pas été surpris dans l’après-coup (en 1888, soit après avoir mis fin à ses expériences). En effet, il signale son passé magnétique dès sa deuxième communication sur le sujet (25 mai 1886) et Myers avait publié le détail de ce passé magnétique fin 1886 en affirmant s’appuyer sur les notes transmises par Janet ! De sorte que les reviewers se contentent d’une fausse excuse rassurante plutôt que d’encourager un travail historique rigoureux. Tout cela en affirmant d’une façon extrêmement légère qu’il y a plusieurs erreurs historiques dans mes travaux !!
Autre critique fait par le reviewer 1 concernant Janet et qui implique que je connais pas bien l’historiographie contemporaine : « De même il n’est pas vrai que "son rôle à la direction de l’Institut général psychologique n’a été clarifié que récemment par un historien Nord-Américain" (p. 8). L’ouvrage en question est paru en 2010 mais l’information se trouve déjà dans l’ouvrage de Régine Plas (2000) cité dans l’article. » La thèse de Matthew Brady Brower (préfacier de mon livre, La légende de l’esprit) fut achevée en 2005. Plas a donc clairement une préséance. Toutefois, les quelques pages (pp. 147-149) consacrées par Plas à la naissance et l’organisation de l’Institut général psychologique sont sans commune mesure avec le chapitre (pp. 45-74) détaillé du livre de Brower. En substance, ils disent les mêmes choses : Janet a utilisé sa position au sein de cet institut pour détourner les subventions destinées aux recherches psychiques vers des recherches psychologiques. Bref, du chipotage académique à visée de disqualification.

Conclusions

Conclusion du reviewer 1 : « En résumé, l’article (qui malheureusement illustre son titre) est insuffisamment documenté et les quelques informations données sont approximatives ou inexactes. Et son ton polémique voire militant n’en fait pas un article universitaire mais un manifeste (…) » N’est-ce pas exagéré de réduire toutes les informations que je donne à des données approximatives, inexactes et insuffisamment documentées (malgré les 34 références en biblio, pour un article court de 8 pages) ? Alors même que le reviewer ne peut s’attribuer qu’à lui-même l’approximation et l’inexactitude repérées ?
Conclusion du reviewer 2 : « En conclusion, il aurait été fort souhaitable que l’auteur applique à son propos le principe méthodologique qu’il valorise, et n’utilise pas l’histoire, pour défendre un auteur (Charles Richet, tout à fait respectable, mais qui n’a pas la place éminente en tant que psychologue qu’il lui octroie) et une cause, et donner des leçons de bonne conduite aux historiens de la psychologie. » Je ne suis pas partisan de la respectabilité de Richet (notamment du fait de son eugénisme) mais intrigué par la place que le lui laisse l’histoire, après avoir exploré les processus qui amènent aujourd’hui à en donner une vision biaisée.
Le reviewer 2 me reproche « une posture de surplomb un brin méprisante » puisque je pointe les erreurs et approximations des autres historiens (et donc aussi des reviewers !). Je ne crois pas avoir du mépris pour qui que ce soit, simplement nous sommes tous embarqués dans un processus auto-correcteur et nous devons donc tous accueillir les critiques fondées et constructives. C’est pourquoi, malheureusement, je vais devoir continuer à soumettre mes travaux à des revues anglophones à facteur impact élevé…

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