vendredi 4 mars 2016

Quand la parapsychologie tue

Il y a quelques temps, un essai clinique à Rennes a mal tourné, faisant un mort et plusieurs victimes. Des enquêtes sont en cours.
Depuis le 3 mars 2016, une hypothèse est diffusée dans la presse, lancée par le Canard enchaîné : cet essai clinique dissimulait une expérience pseudo-scientifique de parapsychologie ! Cette hypothèse repose sur le rapport du Dr Christian Marescaux, ancien chef de l’unité neurovasculaire de Strasbourg connu pour être un lanceur d’alerte, rapport qu’il a rédigé à la demande de l’avocat de la famille du participant décédé.
Cette hypothèse est intéressante, et n’a pas manqué d’être relayée par de nombreux médias, notamment Sciences et Avenir. Elle illustre parfaitement les rapports contemporains entre la société française et la parapsychologie. Mais sur quoi repose-t-elle ?

La fondation Bial et le paranormal

Pour le Dr Marescaux, après analyse du protocole (disponible ici), il y a vraisemblablement eu des erreurs dans la vitesse d’administration du produit, et dans la réaction tardive des chercheurs face aux premiers symptômes. Il trouve également suspect le but thérapeutique de l’étude, qui ne lui apparaît pas clair, et le fait que le produit soit testé pour une gamme très large de 14 maladies. De cela il infère son hypothèse principale : cet essai clinique poursuivait un but caché, tester une substance développant les capacités parapsychologiques !
En réalité, cette hypothèse a déjà été soulevée par des « experts » anonymes consultés par le journal allemand Deutsche Apotheke Zeitung, en date du 31 janvier 2016.
Le lien est évident : la fondation Bial, associée aux laboratoires pharmaceutiques Bial responsables de l’essai clinique, finance des recherches en parapsychologie. Pour dire vrai : c’est le plus important investisseur privé pour ce champ minuscule depuis plus d’une décennie ! Le président de Bial, Luis Portela, a même été fait membre d’honneur de la Parapsychological Association pour son aide précieuse.
En France, comme le signale Sciences et Avenir, la fondation de l’Institut métapsychique international a bénéficié de plusieurs bourses (en fait, 4 depuis 2004) pour des recherches expérimentales, appliquées et théoriques dans ce champ aux frontières de la science. Bien évidemment, la fondation Bial prend soin de financer également des recherches neuroscientifiques et psychophysiologiques de pointe. Sa page d’accueil liste 537 projets financés, soit 1200 chercheurs de 25 pays, avec la publication subséquente de 759 articles, en grande majorité dans des revues à très haut facteur d’impact. Les projets sont sélectionnés sur des critères scientifiques par des chercheurs reconnus (généralement des universitaires). Parapsychologues et scientifiques mainstream se côtoient dans les colloques organisés régulièrement par Bial depuis 1996. Et c’est à partir de là que les préjugés font le reste…

Parapsychologie, science dangereuse

En France, la parapsychologie est considérée comme une pseudo-science. J’explique dans mon livre La légende de l’esprit :enquête sur 150 ans de parapsychologie (Trajectoire, 2016) pourquoi cette discipline a été amenée à évoluer en marge du monde académique, après une période de côtoiement avec la communauté scientifique, en particulier dans le champ de la psychologie.
Néanmoins, ce point de vue n’est pas partagé partout et par tous. Les parapsychologues avancent plusieurs arguments pour montrer que leurs recherches sont légitimes et que leur assise institutionnelle est tout à fait respectable. L’organisation professionnelle de la Parapsychological Association fait partie de l’American Association for the Advancement of Science depuis 1969 ; une douzaine de départements universitaires ont des unités de recherche et d’enseignement sur la parapsychologie et la psychologie anomalistique rien qu’au Royaume-Uni ; les publications parapsychologiques se retrouvent de plus en plus dans des revues mainstream en psychologie, en physique et dans d’autres domaines. Autant de constats objectifs qui sont très gênants. Il est plus simple de croire que parapsychologie rime nécessairement avec mauvaise science, qu’il n’est pas envisageable d’aborder rigoureusement ces sujets sans tomber dans la crédulité et la fraude. Il ne faut pas pousser bien loin pour y discerner une science dangereuse… Bref, les préjugés contre la parapsychologie sont, en France, l’une des choses les mieux partagées.

L’anandamide, molécule psi

Autre élément du dossier : la molécule étudiée, sous le nom de code BIA 10-2474, favorise la production d’un endocannabinoïde, substance déjà présente à l’état naturel dans le cerveau. L’un des endocannabinoïdes baptisé « anandamide » a déjà été associée à des vécus étranges. Pour le Canard enchaîné, cette association est le fait de mystiques bouddhistes et d’illuminés de la parapsychologie. Vraiment ? Pour le vérifier, j’ai contacté mon collègue David Luke, Senior Lecturer en Psychologie à l’Université de Greenwich, près de Londres. Il est l’un des spécialistes mondiaux des relations entre substances psychoactives et parapsychologie (cf. Luke, 2012).
Il m’a expliqué que plusieurs enquêtes avaient montré un lien entre l’usage de cannabis (et donc le système récepteur de l’anandamide) et des vécus « paranormaux » (par exemple, Tart, 1993). Mais rares sont les études directes des effets de la marijuana (prises dans ou hors du laboratoire) sur les performances à des tâches expérimentales parapsychologiques, telles que la perception extra-sensorielle sous Ganzfeld (par exemple, Bierman, 2000). En tout cas, selon David Luke (communication personnelle du 04/03/16), rien qui ne distingue l’anandamide d’autres agents psychédéliques ayant des effets similaires. D’autres substances feraient de meilleurs candidats à une étude clinique, comme le dextrométhorphane (DXM), substance relativement inoffensive qui produit la plus haute incidence d’expériences télépathiques en groupe, à sa connaissance.
Passons outre ces remarques et supputons, à l’instar des « experts » allemands et français, que Bial souhaitait tester la possibilité que cette molécule favorise la « fonction psi ». Comment prouver cette intention ? La lecture du protocole ne montre aucun signe d’un tel usage. Les seules mesures effectuées sont physiologiques et cliniques. Il n’y a pas de mesures psychométriques ou psychologiques, et encore moins de tâches parapsychologiques. Les compagnies pharmaceutiques sont obligées de suivre très strictement les protocoles établis. Le Dr Marescaux a-t-il des preuves de déviation du protocole dans un sens parapsychologique ?

Science occulte… ou occultée ?

L’accusation est donc plutôt lourde et les porte-paroles de Bial se défendent de tout amalgame. Je ne souhaite pas prendre la défense de cette compagnie : mon vœu le plus cher est qu’après enquête, les coupables soient condamnés comme le prévoit la loi. Toutefois, cela n’empêche pas de prendre un peu de recul sur le raisonnement associé au rapport du Dr Marescaux.
On a donc d’un côté une accusation concernant une compagnie pharmaceutique qui a le tort de s’engager ouvertement et officiellement comme soutien de la parapsychologie scientifique. Et cette même accusation qui se prolonge dans la dénonciation de recherches occultes, faites en douce, dans des labos français, au mépris de toutes les règles. Quel intérêt pour Bial ? Il suffit de regarder son fonctionnement global vis-à-vis des recherches parapsychologiques : le soutien que la fondation apporte vise à faire reconnaître ce champ, à l'extraire de la marginalité où il se trouve encore, surtout dans des pays comme le nôtre, au cas où il y aurait quelque chose d’intéressant à y découvrir. Toutes les recherches sont valorisées, notamment par des publications dans des revues à comité de lecture. Pour quel motif effectuer des recherches occultes qui ne pourront jamais être valorisées de la sorte ?
Une anecdote – qui ne prouve rien, mais questionne néanmoins – : David Luke m’a confié que plusieurs de ses projets pour tester les liens entre substances psychoactives et paranormal ont été rejetés par la fondation Bial (qui ont accepté d’autres de ses projets : cela n’a rien à voir avec ses compétences). Ceux qui glissent facilement du côté des théories du complot ont de quoi verser de l’eau à leur moulin : Bial ne souhaiterait pas officialiser ses recherches sur des molécules miracles, pour mieux les pratiquer dans la contrebande…
J’ignore ce qu’il en est réellement, je n’ai pas le fin mot de l’histoire et je serais heureux que les « experts » dévoilent les éléments sur lesquels repose leur théorie conspirationniste. Je respecte les lanceurs d’alerte, mais ils sont aussi libres que responsables. Il est tout à fait dommageable de désigner des coupables, surtout quand ceux-ci sont des bouc-émissaires de premier choix. Quelle différence entre un préjugé anti-parapsychologique et d’autres préjugés racistes ? (Point Godwin atteint) S’il fallait condamner tous les scientifiques qui ont eu le malheur de s’intéresser à la parapsychologie, quelle hécatombe ce serait ! Que deviendrait le neurologue Christian Marescaux sans l’EEG de Hans Berger, dont la découverte est due à l’expérience paranormale qu’il a vécue et qui l’a mis sur la voie des « ondes de la pensée » et de « l'énergie psychique » (Millett, 2001) ?



[MAJ 09/03/16] Quand la parapsychologie nazie tue

Je pensais avoir atteint tout seul le point Godwin, mais on a attiré mon attention sur une interview donnée par le Pr. Marescaux à France 3 publiée le 4 mars 2016. Il y réitère certaines affirmations infondées, notamment que la fondation Bial a « pour seul intérêt la parapsychologie », tout en prétendant être légitime à poser la question du lien entre l'essai clinique et la parapsychologie, même s'il n'a pas de réponse [c'est-à-dire, en vérité, « pas de preuve »]. A la fin de l'interview, il associe Bial, la parapsychologie et le nazisme, en faisant mine de citer un document associé au protocole : 
     « Une des publications sponsorisées par Bial sur l’historique de la parapsychologie se réfère aux travaux qui ont été faits dans le Reichuniversität de Strasbourg entre 1941 et 1944 (…) Dans la communauté scientifique, il est interdit de se référer aux travaux qui ont faits par les médecins allemands sous contrôle de la médecine nazie dans cette période-là. Voir que l’origine de la parapsychologie, c’est les travaux qui ont été faits à Strasbourg sous l’occupation nazie, et que ça  ne gêne pas Bial, me paraît hallucinant. » 
Quelques remarques s'imposent :

  • Le fait qu'on puisse s'intéresser à l'histoire de la parapsychologie à la période nazie n'équivaut en rien à l'idée que l'origine de cette discipline soit à chercher à cette période. La parapsychologie moderne est née d'un rassemblement de savants du Trinity College de Cambridge qui ont fondé en 1882 la Society for Psychical Research (toujours active), en ayant été précédé en France par quelques pionniers, comme je le décris dans mon livre
  • L'ouvrage auquel le Pr. Marescaux fait probablement référence est le travail approfondi du professeur d'histoire de l'Université de Freiburg Frank-Rutger Hausmann (2006). On n'y trouvera guère un lien entre Bial, le nazisme, l'origine de la parapsychologie et l'essai clinique de Rennes, les recherches de Hans Bender s'effectuant davantage sur un versant psychologique que strictement médical, et jamais pour soutenir les doctrines nazies (résumé en français de ce livre disponible ici).

Le Pr. Marescaux nous abreuve donc de préjugés sans prendre la peine de vérifier ce qu'il avance (sur ce préjugé très français associant nazisme et parapsychologie, voir Méheust, 2004). Que des journalistes transforment ces affirmations en informations les rend complices d'une telle erreur. De son côté, Le Monde a fait le point sur l'enquête sans répéter les spéculations diffusées par Le Canard enchaîné.



Renaud Evrard
Docteur en psychologie
Maître de conférences, Université de Lorraine

Références

3 commentaires:

  1. Bonjour Monsieur Renaud Evrard. Je vais être un peu hors sujet mais j'aimerai des renseignements sur Hans Bender. En lisant une critique de Henri Broch sur Hans Bender il est apparu qu'il n'avait pas de diplôme de médecine et en regardant d'autres biographies (wikipédia anglais et allemand) il est apparu qu'il a passé une thèse en médecine dans les années 1980 pour taire toute polémique.En lisant un article sur le site de l'IMI http://www.metapsychique.org/Dubois-d-Amiens-et-Broch-de-Nice.html je suis tombé sur cette note de bas page<<[25] Nous ne disons pas que cette désinformation tient de la volonté de Broch : il est lui-même victime de désinformation lorsqu’il rapporte les assertions des sceptiques étrangers sans les vérifier. Par exemple, les critiques du sceptique Hœbens concernant Hans Bender, en particulier celles qui disent que le père de la parapsychologie allemande a exhibé pendant trente ans un titre de Docteur en Médecine qu’il n’avait pas (rapportée p.200 dans : Au cœur de l’extra-ordinaire, 1991), sont basées sur des informations historiques erronées (cf. Frank-Rutger Hausmann, Hans Bender (1907-1991) und das ’Institut für Psychologie und klinische Psychologie’ an der Reichsuniversität Straßburg 1941-1944, Würzburg, 2006). Sur la même page, ainsi qu’aux pages 190-191, Rhine et son institut sont décriés, mais on ne retrouve pas plus de référence aux nombreuses publications de Rhine qu’à celles de Bender dans la bibliographie. Un véritable travail de scepticisme implique de vérifier toutes ses sources.>>.Il me semble que vous êtes l'auteur de cet article et que vous lisez l'allemand(moi je ne sais pas un traitre mot de l'allemand) es ce qu'il serait possible de résumer ce que dit Frank-Rutger Hausmann sur cette histoire?J'ai du mal à trouver des sources fiables sur cette histoire que ce soit en français ou en anglais.

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  2. Bonjour. Merci de vous intéresser à cette question. Ce qu'il y a de vrai, c'est que Bender a été incapable de montrer le certificat d'obtention de son doctorat de médecine. Il a donc cédé à la pression et repassé ce doctorat à un âge avancé. Ce qui est faux serait de dire qu'il a usurpé le titre de médecin. En réalité, il a a soutenu sa thèse à l'été 1939, et, pour rappel, c'était un peu le bordel politiquement et administrativement (en plus de sa tuberculose à soigner). Un exemplaire de sa thèse a été retrouvé mais pas les documents administratifs qui vont avec. Tout cela est expliqué dans plusieurs biographies dont celle-ci : https://books.google.fr/books?id=dA5IDQAAQBAJ&pg=PT93&lpg=PT93&dq=Die+Arbeitskurve+unter+Pervitin+hans+bender&source=bl&ots=IY0rGWWjNI&sig=syj_jm5lcZ79ULsFcQDj1EVwp3s&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwibqbfmz4PTAhXHzxQKHenwADIQ6AEIMzAD#v=onepage&q=pervitin&f=false
    Dans le travail de Hausmann (2006, p.49), il est expliqué qu'il a été promu à l'été 1939 sous la direction de Kurt Beringer et a reçu son Approbation en Septembre. P. 50, cette citation : "Die Doktorarbeit wurde jedoch kriegsbedingt nicht ausgearbeitet, das Promotionsverfahren im Dezember 1940 dennoch erfolgreich abgeschlossen. Bender wurde später vorgeworfen, er habe den Doktortitel zu Unrecht geführt, so dass er im Alter von siebzig Jahren noch einmal, diesmal in Heidelberg, medizinisch promovierte." que l'on peut traduire ainsi : "Il a complété avec succès le programme de doctorat en décembre 1940, même si le travail de thèse n'était pas très élaboré en raison de la guerre. Il a été plus tard accusé d'avoir usurpé son titre de docteur, et dut être de nouveau promu docteur en médecine à plus de 70 ans, cette fois à Heidelberg."
    Renaud E.

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