L'historien Matthew Brady Brower a accepté de préfacer mon ouvrage La légende de l'esprit : enquête sur 150 ans de parapsychologie en France. Brower est professeur assistant à la Weber State University (Etats-Unis) et membre de l'Institue for Advanced Study, Princeton. Il a publié sa thèse aux University of Illinois Press sous le titre : Unruly Spirits. The Science of Psychic Phenomena in Modern France (2010). Vous trouverez ci-dessous un extrait de sa préface.
Préface : L’histoire n’est jamais sûre
Dans un article publié en 1875 dans le Journal
de l’anatomie et de la physiologie, un jeune interne du nom de Charles
Richet, issu d’une bonne famille de médecins parisiens, s’adressa à son
lectorat en soulignant qu’il « faut un certain courage pour prononcer tout
haut le mot de somnambulisme ». Comme le lecteur de cet ouvrage va l’apprendre,
le courage est une qualité dont Richet ne manquait pas. Dans les années qui
suivirent son premier pas, le somnambulisme fut réhabilité sous le nom d’hypnose
et devint un élément commun dans les pratiques expérimentale et thérapeutique
de la nouvelle psychologie du dix-neuvième siècle. Même si Freud a finalement abandonné
l’hypnose au profit de sa pratique d’association libre, on ne peut pas imaginer
quelles auraient été ses découvertes sans les leçons acquises à la clinique de
Charcot et sans ses expériences avec ce phénomène que le jeune Richet a eu l’audace
de prendre au sérieux. L’histoire des sciences est bien sûr remplie de ces
moments où un phénomène proscrit devient une nouvelle vérité, voire une
nouvelle doxa. En France, où la science se pratiquait surtout dans le cadre des
institutions officielles (les Académies, les facultés) et se mêlait peut-être
plus qu’ailleurs avec le pouvoir de l’État, ce travail scientifique novateur impliquait
des risques considérables. Les paris de Richet lui ont valu quelquefois la renommée,
d’autre fois l’ignominie. A chaque fois, il est resté honnête homme (comme on disait jadis) par rapport à la curiosité
qui l’animait – un homme qui n’a pas cédé sur son désir d’en savoir plus.
En tant qu’historien américain ayant travaillé dans les archives françaises, voilà plus d’une dizaine d’années, sur une histoire des « sciences psychiques »[i], je sais quelque chose des dangers auxquels Richet a dû se confronter et que Renaud Evrard a également observé tout au long de son propre parcours. Lorsque j’ai initié mon projet de thèse, mon intention était simplement de tirer de cette évolution curieuse de la science et de la culture populaire française une certaine compréhension du rôle que les « sciences psychiques » avaient joué dans les processus sociaux et idéologiques de cette période. Le travail que je voulais entreprendre pouvait s’appuyer sur le modèle déjà bien établi par certains de mes héros intellectuels. L’étude de Marc Bloch sur les guérisons thaumaturgiques[ii] – ce qu’un collègue anglais a appelé avec dérision « votre curieux chemin de traverse » – est arrivée à transformer nos conceptions sur la façon dont le pouvoir souverain pouvait se ritualiser dans les faits miraculeux. L’étude de Michel de Certeau sur un épisode célèbre de possession dans le dix-septième siècle nous a également montré comment un régime moral peut se manifester dans les troubles intimes de l’esprit et comment ces dérangements peuvent représenter une autre façon de s’engager dans les catéchismes exigeants d’une période donnée[iii]. Comme l’admettent presque tous les historiens que je connais, l’étude de la magie, du miracle ou de la sorcellerie sert utilement de portail pour accéder aux idées, aux mentalités et à tout le système social et même politique du passé. La plupart de mes pairs aux États-Unis ont apprécié, pour les mêmes raisons, mon étude de la médiumnité, de l’ectoplasme et de la télépathie. Après tout, je n’investiguais aucunement les phénomènes eux-mêmes, mais uniquement leur signification historique. La réaction habituelle de mes collègues était simplement d’établir des comparaisons avec les autres travaux historiques sur ces phénomènes en Angleterre ou aux Etats-Unis. Même en France, j’ai retrouvé des réactions similaires auprès des historiens auxquels j’ai présenté mon projet. Ils m’ont donné l’impression de reconnaître tout le potentiel des questions que je soulevais. En revanche, j’ai vite découvert que ce n’était pas l’attitude des autres personnes rencontrées en France. Parmi les gens bien éduqués, mais n’ayant pas nécessairement de compétences spécifiques dans l’étude de l’histoire, j’ai observé une attitude très curieuse. Sous sa forme le plus atténuée, j’étais soupçonné de chercher à réhabiliter ces « erreurs du passé » pour fabriquer des arguments spécieux. Plus ouvertement, quelques-uns de mes interlocuteurs m’ont mis au défi de vérifier ou de réfuter la réalité de ces phénomènes. L’appuyant uniquement sur des documents d’archives, ce n’était pas un travail que je pouvais faire honnêtement. La question de savoir si les phénomènes étaient réels ou non n’était pas celle que j’avais envisagée au début de mon projet, cependant, je ne pouvais y échapper. J’ai appris, à ma grande surprise, que mon sujet était en fait très différent de ces études de la thaumaturgie et de la possession que j’avais prises comme source d’inspiration. Situées dans un contexte moderne et scientifique, les constatations faites par des savants dans le cadre des sciences psychiques restaient menaçantes pour mes contemporains et troublaient leurs points de vue soi-disant « scientifiques ». Si les miracles d’autrefois pouvaient être facilement rejetés, les phénomènes étudiés par les pionniers de la parapsychologie s’approchaient trop du cœur de l’entreprise scientifique et de la weltanschauung séculaire qu’elle soutient.
[...]
Au cours de cette réflexion sur les questions que le phénomène du « transfert » pose aux historiens dans leurs relations à leur objet, je me suis tourné vers l’histoire de la psychanalyse et, plus particulièrement, vers l’évolution de l’attitude de Freud lui-même vis-à-vis des récits personnels de ses patients. Le célèbre choix de Freud de suspendre tout jugement sur la réalité objective des événements racontés par ses patients a rendu possible une appréciation beaucoup plus complexe de l’expérience subjective, par rapport à ce qui était possible via une enquête strictement historique des origines des symptômes. C’était un moyen d’admettre l’ambiguïté qui caractérise toute relation intersubjective et d’y restituer le doute fondamental qui était la condition préalable de l’esprit scientifique. Ce doute fait aussi partie de l’esprit qui doit guider l’historien dans ses efforts pour prendre connaissance du passé. « L’histoire n’est jamais sûre », avait écrit Michel de Certeau – une formule que je prends comme un aveu : pour l’historien, l’objet de recherche n’est jamais totalement connaissable, sa pratique reste marquée par ce manque dans le savoir. Cet aveu est ce qui distingue la démarche historique de l’entreprise scientifique. Si l’historien doit s’arrêter au seuil de la vérité sûre, le scientifique, pour être digne de ce titre, doit, avec un certain courage, le franchir.
Brady
Brower
Professeur
assistant, Weber State University
Membre
de l’Institute for Advanced Study, Princeton
Princeton,
New Jersey
Décembre 2014
[i] Brower, M.B. (2010). Unruly spirits: The science of psychic phenomena in modern France. Urbana: University of Illinois Press.
[ii] Bloch, M. (1961). Les
rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribute à la puissance
royale particulièrement en France et en Angleterre [1924]. Paris : Armand
Colin.
[iii] De Certeau, M. (1970). La possession de Loudun. Paris : Gallimard.
[iv] De Certeau, M. (1975). L’écriture de l’histoire. Paris : Gallimard.
[v] Caillois, R. (1965). Au cœur du fantastique. Paris : Gallimard.
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